Hôpital 2.0

 

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L'hôpital virtuel et l'infonaute


Introduction

L'hôpital n'a pas toujours été l'endroit le plus approprié où se faire soigner. Il fut un temps où l'on disait qu'il se moquait de la charité pour marquer qu'entre les deux, il n'y avait pas de différence. Puis il devint le seul endroit où naître et mourir convenablement, le seul lieu où traiter l'urgence. Mais il n'est pas certain que l'hôpital reste longtemps encore le plus approprié de l'attention sanitaire. La réduction de la durée de séjour, les soins ambulatoires, les soins à domicile et la différenciation entre les établissements de soins sont autant de facteurs qui mettent en cause la centralité hospitalière dans le dispositif sanitaire. Cette évolution a des conséquences différentes pour chacun des acteurs du système de soins.
Pour les patients insérés dans un réseau de soins, le rapport aux soignants devient multiple, le cocon hospitalier n'est qu'une étape passagère dont on ne ressort pas définitivement remis sur pied. Les épisodes de soins ne sont pas liés à un séjour unique mais sont optimisés selon une logique de plus en plus tributaire de contraintes économiques.
Pour les médecins et les infirmières, le dossier qui suit le patient n'est plus seulement un instrument de travail personnel, il passera, du moins en partie, dans les mains d'autres soignants qui y ajouteront leurs notes de travail et leurs objectifs. "Le problème du diagnostic occupe finalement moins de 5 % du temps du médecin. En réalité, le processus de prise de décision est souvent moins problématique que celui qui permet d'obtenir des renseignements complets".
Pour les autorités sanitaires finalement, il ne s'agit plus seulement de faire tourner aussi bien que possible l'hôpital, lieu de tous les enjeux, mais de faire fonctionner un système complexe dont la régulation n'est plus liée à la seule centralité hospitalière. Mais contrairement à la situation qui a précédé l'avènement de l'hôpital moderne, le degré de médicalisation de la population ne va pas retourner à l'état antérieur, il va au contraire rester très élevé, mais la pratique va être délocalisée au même titre que le sont les autres secteurs de la vie quotidienne (enseignement, production, consommation). C'est cette situation nouvelle dont l'hôpital ne sera plus le centre mais une circonférence omniprésente que nous appelons l'hôpital virtuel.

L'apport des systèmes d'information hospitaliers

Les systèmes d'information pour soutenir une telle situation n'existent pas encore. S'il faut les inventer, il peut être utile de considérer ce qui a soutenu l'hospitalo-centrisme des années 80; quelles continuités sont nécessaires et quelles ruptures ?
Pour les patients, les SIH des années 80 ont augmenté le confort des soins, grâce à une meilleure coordination des prestations (dossier socio-administratif unique, gestion des rendez-vous, diminution des examens en double, rapidité de diffusion des résultats).
Pour les médecins et les infirmières, les SIH des années 80 ont surtout permis de rationaliser le travail en uniformisant les procédures et en imposant pour tout un établissement des standards de qualité. Ceci s'est manifesté en particulier dans l'organisation centralisée des requêtes de prestations (laboratoires, imagerie numérique, prestations paramédicales) l'évaluation des diagnostics et l'aide au codage.
Pour les autorités sanitaires, ces mêmes SIH ont produit en permanence des mesures simples mais immédiates :
durée de séjour moyen, consommation de ressources matérielles et financières, gestion du personnel. Ces mesures permettaient de suivre la marche de l'institution, d'anticiper certains développements à courts termes, mais pas de réguler le système en rapport avec son environnement.
Du point de vue de l'organisation sanitaire, le grand bénéfice des SIH aura été la démocratisation du savoir qui n'a d'ailleurs pas été sans remettre en cause les limites de certains territoires cliniques, tout en maintenant "l'asymétrie d'information".
Avant de définir le système d'information dont l'hôpital virtuel a besoin, il est nécessaire d'évaluer la situation actuelle des sciences de l'information et en particulier les aspects techniques et informatiques.

Nouvelles possibilités techniques

En 1975, F. Brooks Junior, a publié un livre qui marqua fortement la manière de penser de tous ceux qui avaient à gérer de grands projets, et en particulier des systèmes informatiques pour de grandes entreprises comme le sont les hôpitaux universitaires. Dans "The mythical man-month" [4] Brooks qui avait été chargé par IBM de la mise au point du système d'exploitation de la série 360 raconte les difficultés de l'entreprise. La formule est restée célèbre : "Si le projet dont vous êtes chargé a 3 mois de retard et que vous décidez d'y attribuer le double d'hommes-mois en engageant le double d'ingénieurs, vous êtes en train de garantir que votre projet aura six mois de retard".
Depuis lors, Brooks dirige le Département d'Informatique de l'Université de Caroline du Nord à Chapell Hill, est devenue un des pères de la réalité virtuelle et continue à porter des jugements sévères mais justifiés sur la communauté informatique. Pour lui, il y a au moins trois illusions entretenues et ceci s'applique aussi à l'informatique hospitalière.
Premièrement, les ordinateurs se sont montrés très faibles dans le domaine de la reconnaissance visuelle de modèles (pattern recognition). N'importe quel enfant de deux semaines reconnaît mieux sa mère et sous n'importe quel angle que la plus complexe des machines. Inutile donc de développer au delà d'un certain point les efforts de l'intelligence artificielle pour lesquels on dépense depuis l'ère Kennedy des sommes astronomiques, alors qu'on pourra développer, dans 20 ans seulement, des programmes capables de donner un second avis médical censé. Mieux vaut, selon Brooks, développer l'amplification de l'intelligence que l'intelligence artificielle. Il est vrai que lorsqu'on considère la confusion de la dernière version de la grammaire de Microsoft Winword 5.1, il y a de quoi lui donner raison.
Deuxièmement, les ordinateurs ont un système de valeur particulièrement déficient. "Chaque fois que vous allez au supermarché, vous vous livrez à un type d'évaluation que les algorithmes informatisés d'aujourd'hui permettent à peine d'approcher. Inutile donc de miser sur une utilisation informatique là où la pondération des critères a besoin d'une certaine subtilité : or le diagnostic médical est de ceux-là.
Troisièmement, les ordinateurs, même neuronaux, sont trop faibles pour traiter le contexte. Ainsi le lien que vous établissez brusquement entre ce texte que vous lisez et un passage d'un article lu il y a vingt ans, vous êtes seul à pouvoir l'établir, et ceci est justement ce dont la médecine a besoin. D'un point de vue technique, et en admettant que Brooks ait raison, il est donc illusoire d'utiliser les faiblesses de l'informatique pour renforcer un système d'information quel qu'il soit et en particulier celui de l'hôpital virtuel.
En revanche, il existe un certain nombre de domaines "moteurs" où les capacités spécifiquement informatiques peuvent être développées. Pour préciser ces utilisations on passera en revue les acteurs du système de santé dans le cadre de l'hôpital virtuel.

Les acteurs de l'hôpital virtuel

Les patient de l'hôpital virtuel

L'ensemble des outils d'information nécessaires à un patient connecté à un réseau de soins ont été Plusieurs fois décrits. Il s'agit en particulier de toutes les techniques connues sous le nom de télémédecine, de télédiagnostic et de télésurveillance. Elles permettent que le déplacement de l'information précède, voire remplace le déplacement du patient. Ces techniques s'appuient sur l'existence d'un réseau public de télécommunications et sont particulièrement adaptées dans le cas de pathologies chroniques même d'une certaine gravité. Qui aurait admis, il y a dix ans, l'administration de chimiothérapie hors de l'hôpital bien réel? En retour, ces techniques favorisent une plus grande autonomie du patient capable de prendre en main lui-même le contrôle de ses paramètres vitaux et de l'évolution de sa pathologie.

Les soignants de l'hôpital virtuel

Il est intéressant de noter que Brooks, tout en condamnant certains aspects démesurés de l'informatique, en a fait naître d'autres particulièrement grandioses dans le domaine médical. Car il ne s'agit ni plus ni moins que de développer une imagerie numérique qui permette au médecin de scruter l'intérieur du corps avec un regard aussi convivial que s'il avait chaussé des lunettes qui font voir le corps en transparence. En admettant qu'une telle imagerie existe un jour, on se trouverait devant une vraie percée scientifique qui serait à la médecine ce que le télescope a été à l'astronomie de Copemic et le microscope à la biologie de Pasteur. La reconstitution par calcul et en temps presque réel d'un corps humain virtuel ouvre pour les soignants de nouvelles perspectives. C'est dans ce cadre qu'ont été exécutées les simulations les plus spectaculaires où grâce à des gants de données (data gloves) on a opéré des cadavres électroniques.
De plus, la fabrication de médicaments grâce à la manipulation assistée de protéines virtuelles fortement agrandies dotées de forces de résistance magnétiques est un autre domaine prometteur. Ainsi on fabrique des médicaments en utilisant les yeux, les oreilles, les muscles et la proprioception. Mais les soignants de l'hôpital virtuel n'utiliseront pas seulement individuellement ces outils toujours plus performants, ils augmenteront le degré de leur coordination grâce aux outils du travail coopératif (cooperative work) mis au point par des
chercheurs comme Terry Winograd qui furent les pionniers de l'intelligence artificielle, aujourd'hui si fortement critiquée.

Les autorités sanitaires de l'hôpital virtuel

C'est sans doute pour cette troisième catégorie d'utilisateurs que la situation issue des années 80 est la plus insatisfaisante. En effet, les indicateurs simples fournis par les SIH ne leur sont plus utiles s'ils ne sont pas mis en relation avec un système plus large et son environnement. On donnera ci-dessous l'exemple d'un système SIH installé et opérationnel depuis 15 ans qui migre vers la prise en compte d'un environnement plus large.

ARCHIMED et l'infonaute

Le système Diogène de l'Hôpital Universitaire de Genève fournit actuellement trois niveaux d'information :
- Un premier niveau purement transactionnel et quotidien permettant la gestion du séjour du patient.
- Un deuxième niveau appelé ARCHIMED (pour Archives Médicales) qui permet de stocker les données à plus long terme.
- Un troisième niveau, celui du SID (Système d'Informations Décisionnelles) qui permet d'extraire des données pour les manipuler dans un tableur.
Pour ARCHIMED, chaque application formant un noyau en terme d'architecture distribuée, alimente en données brutes une base de données unique. La manipulation des données est facilitée par trois composantes (implémentées avec IngresNet et X-Motif) :
- des outils d'archivage
- des outils d'interrogations
- des outils statistiques
La structure des informations est organisée de manière à distinguer entre :
- les noyaux (médical, paramédical, démographique, ... )
- les sous-noyaux (le noyau paramédical est divisé en laboratoires, radiologie,
- les domaines (un laboratoire particulier, ... )
- les types de faits (une information élémentaire telle qu'un résultat, ...
- les attributs (un résultat lié à un patient, à un horaire, ... )
Cette structure permet à chaque interrogation d'organiser elle-même son point de vue sur les données. Ainsi le Système d'Informations Décisionnelles fournira des résultats grâce à des tableurs Excel comprenant
- les paramètres de l'interrogation
- le résultat proprement dit
- une suite de dates
- les critères de groupage
- les valeurs de l'indicateur.
Mais dans un contexte plus large, s'est posée dernièrement une question relativement simple: Pourquoi l'occupation des lits a-t-elle diminué de 12 % en 18 mois ? Après avoir considéré quelques autres chiffres donnés par le SIH comme l'âge moyen, la durée moyenne de séjour, etc., il devint évident que l'information était insuffisante. On consulta les SIH d'autres établissements voisins (l'Hôpital Universitaire de Gériatrie notamment) mais la tendance était identique. On se trouvait donc en face d'un manque du SIH. Il n'était pas possible de dire où étaient passés les patients, dans quelle partie de l'hôpital virtuel ils étaient soignés. Seul un système d'information à cette échelle-là, comprenant l'interaction du SIH avec son environnement, serait en mesure de répondre. L'outil existe, il n'est pas encore alimenté.
L'ensemble des acteurs du système sanitaire auront donc besoin de ces nouveaux outils. Mais les plus impatientes sont les autorités sanitaires. Comme elles ont pris l'engagement de remplacer l'hospitalo-centrime par un système de soins différenciés et un réseau, elles ont besoin d'outils de navigation qui doivent être pilotés par ceux que H. Rheingold a appelé les "infonautes".
L'hôpital virtuel comme l'espace cybernétique de W. Gibson dans Neuromancer [9] n'existe pas. Il est ce que Gibson appelle la Matrice, soit "l'infrastructure globale de communication et d'information". La réalité virtuelle, comme technique appuyée sur l'informatique, reconstitue la réalité à partir du calcul de ses composantes. Bien qu'on puisse y être immergé complètement et avec tous les sens (vue, ouïe, odorat, toucher) il n'est pas possible de l'explorer de fond en comble, même si on sait qu'elle n'a pas de niches obscures.
Pour explorer un espace du genre de l'hôpital virtuel, il faut se donner un code de navigation qui soit adopté par tous les acteurs du système, un code qui englobe probablement d'autres paramètres que ceux de l'économétrie.
Sinon les gestionnaires sanitaires ne seront perçus que comme des "économaniacs" incapables d'appréhender la complexité du système et son interaction avec l'environnement sanitaire.

Discussion

De même que l'espace euclidien est dépassé par celui d'Hilbert, ou le "Cyberspace", il faudra admettre que l'espace de l'hôpital virtuel a du moins une coordonnée "imaginaire" comme l'a définie Penrose. Il s'agit donc de préparer conceptuellement les outils qui permettront d'explorer cet espace. Seule cette coordonnée virtuelle permet de s'échapper de l'espace clos qui enferme la clinique et ses ressources inventives, car nous sommes en passe d'être "la seule société dans laquelle la culture médicale est en voie de devenir la culture tout court".
Le nouveau système d'information ne rendra pas compte de toute les richesses de la réalité hospitalière. Comme dit Godard : "le cinéma c'est la réalité à 24 images par seconde". Entre les 24 images restent des interstices temporels où se glisse le "vrai" réel ' . Ainsi le système d'information ne rendra pas compte de toute la réalité.
Mais peut-être qu'un certain nombre d'images par secondes suffiront à nous y faire prendre goût.

Source : SPIM Jussieu